lundi 7 février 2022

On va dormir là haut

 Combat de cerf d'Anatolie, fin janvier                                                   @Thierry Magniez

Suite aux observations indirectes des rassemblements et des combats de cerfs dans la neige, il a été difficile de résister à l'envie de les voir directement. Lors d'une première montée sur la montagne des ours, il y a une semaine, les traces de piétinement dans la neige et les images des pièges photographiques ont montré que ces affrontements ont lieu au soir ou au matin. En montant pour la journée, il est difficile d'imaginer des observations directes. De plus, il faudrait être là avant leur arrivée pour éviter tout dérangement inutile, leur alimentation doit être difficile par ces périodes de fort enneigement et de grands froids. L’accès à ces zones, en ce moment est difficile, il faut plusieurs heures de montée en ski ou en raquette ainsi, l'aller retour remplit presque la journée.

Ambiance sur le plateau, les jours les plus froids                               @Thierry Magniez
 

Avec un ami, nous avons décidé de monter pour deux jours et de passer la nuit là haut. La semaine dernière, il y avait – 17° pendant la nuit, cette semaine le temps est un peu plus doux mais la météo annonçait de fortes rafales de vent et de la neige. Après le rassemblement du matériel minimum pour passer la nuit à -10° (gros duvets, sur-sac gortex, bâche pour s'abriter du vent et de la neige, un réchaud, une popote, des vêtements chauds, un peu de nourriture déshydratée, de l'eau et le matériel photographique), on comprend que la montée va être longue et difficile. Les deux sacs à dos sont rapidement pleins et il faut prendre une luge pour le reste. Faire l'aller retour sur la montagne des ours dans la journée, c'est physique mais assez simple, la semaine dernière, je suis monté en 3h30 et redescendu en 1h30. Là, il ne faut pas trop pousser dans la montée car si nos vêtements sont trempés de sueur dans la montée, la nuit à -10° risque d'être longue.

 Paysage d'Anatolie sous la neige                               @Thierry Magniez
 

L'heure de voiture qui sépare Ankara de la montagne des ours passe très vite, les chutes de neige de la nuit ont immaculé la steppe et les rares arbres ressortent comme des squelettes sombres plantés dans un désert de blanc. Avec la voiture,on s'est arrêté encore plus tôt que la semaine dernière, l'accumulation de neige empêche l'accès au petit parking, il faut la laisser sur le bord de la piste pour deux jours. Le temps de sortir les sacs, d'enfiler les derniers vêtements, de préparer la luge et de chausser skis et raquettes, les doigts piquent déjà, les rafales de vent ne pardonnent pas. Les premières dizaines de mètres laissent penser qu'il sera impossible de monter là-haut, on est trop chargé. Le sac à dos pèse trop sur les épaules, les nombreuses couches de vêtements alourdissent les mouvements, le boîtier photographique accroché aux sangles du sac se balance de droite à gauche, l'objectif photo vient taper sur le haut de la cuisse à chaque pas et la luge fait comme si on avait oublié de desserrer le frein à main. Le froid est vite oublié, le moteur déjà chaud et l'ensemble de tous ces gènes commencent déjà à taper sur les nerfs. On ralentit, on s'arrête tous les 10 mètres pour resserrer les sangles du sac à dos, régler la hauteur d'accroche de l'appareil photo pour qu'il ne gène plus, fixer la luge autrement … de petit mieux en petit mieux, le moral revient. On commence à passer au dessus du village, les chiens de protection des troupeaux aboient en nous voyant passer en surplomb des maisons qu'ils surveillent. Ça va être très très long cette montée. Sur la piste, on distingue encore légèrement mes traces de la semaine dernière et l'on peut voir que deux personnes les ont suivies. Je suis déjà entrain d'imaginer que peut être ces personnes ont suivi les traces de skis jusqu'aux pièges photographiques. La neige facilite le pistage pour tout le monde.

 

Il est impossible de monter en ce moment sans les skis ou les raquettes                               @Thierry Magniez
 

Malgré le vent, la neige qui tombe, il commence à faire bien chaud, on commence à enlever des couches pour éviter de suer et c'est reparti. La progression est lente, on dépasse juste les dernières maisons du village, l'odeur du charbon qui brûle dans les poêles commence à disparaître. On peut y arriver mais il va falloir une bonne partie de la journée pour monter, on se résigne à monter très doucement. Des loups sont passés devant nous cette nuit sur le chemin, leurs traces ne sont pas encore effacées par la neige qui tombe. On imagine qu'ils rodent autour du village dans la nuit à la recherche d'un truc à se mettre entre les crocs. Les chiens ont du avoir du boulot cette nuit. Là, des traces toutes fraîches, même pas un flocon dessus, il est là juste devant nous, il descendait la piste vers le village et en nous entendant, il est parti en courant à 90° droit dans la forêt. Je ne sais pas ce qu'il s'est imaginé en nous voyant monter en soufflant comme des buffles. On n'a pas l'espoir de voir qui que ce soit pendant la montée, les fixations des skis grincent comme une vieille porte à chaque pas et les raquettes répondent par un claquement sec. Notre montée ne sera pas un secret pour les animaux de la forêt. Alors que l'espoir d'une montée possible commence à nous rendre le cœur plus léger, comme une malédiction, la neige commence à coller aux skis. Au départ, on les sent qui ne glissent plus puis rapidement, ils sont lourds, lourds, de plus en plus lourds comme si on avait des grosses pattes. Les montagnards disent que ça botte et là, moi, ça commence à me brouter, me brouter grave. Cette montée est vraiment pénible, ce n'est pas possible. En frottant les skis, je retire le plus gros des paquets de neige de la semelle des skis mais au bout de deux pas, c'est déjà lourd. Alors, la cocotte chauffe encore un peu et je finis par taper sur le quart du ski avec mon bâton pour décrocher la neige. Le bâton casse net, c'était de beaux bâtons en carbone. Me voilà, tout rouge dans ce paysage tout blanc avec les pattes arrières lourdes et collantes et une patte avant plus courte que l'autre. C'est à ce moment que venant du village en contre bas, l'appel à la prière du muezzin arrive jusqu'à nous puis celui du village d'à côté démarre en décalé. Je décide de prendre cela comme un encouragement et nous voilà repartis.

 Progression dans un univers de blancs                               @Thierry Magniez

Doucement, pause après pause, on monte. Après les pistes de loups au dessus du village, la neige reste vierge. Les traces de pas qui suivaient la piste laissée par mes skis la semaine dernière ont rapidement abandonné la montée. Nous grimpons dans un beau blanc pur qui recouvre même une bonne partie des arbres. Notre respiration forte, le claquement des raquettes et le grincement des skis accompagnent le chant du vent, pas un autre bruit, la neige étouffe tout les sons. Ensuite, pendant presque toute la montée, on ne croisera pas une piste d'animal, c'est comme si on rentrait dans un monde où le blanc a tout endormi. Cette montée a duré plus de 6H. 6H au bout desquelles nous avons terminé trempés de sueur.

 Même quand la zone est plus ouverte, la visibilité est limitée                               @Thierry Magniez
 

Il neige encore plus fort, sortis de la forêt, on arrive dans la zone ouverte où les cerfs se rassemblaient la semaine dernière, le vent est beaucoup plus fort. Ce n'est pas notre petite bâche qui va nous abriter. On va geler sur place, les couches de vêtements enfilés sur ceux qui sont mouillés, on cherche une solution pour préparer le camp et manger un peu. Cette zone d'alpage est fréquentée pendant la bonne saison par un berger et son troupeau, sur le premier petit plateau, il y a un parc où il rassemble ses moutons chaque nuit d'été. On y est rapidement et ce sera le refuge idéal pour cette nuit.

 Refuge dans un parc à bestiaux                               @Thierry Magniez

Il y a même un petit samovar qui traîne et qui va nous permettre d'avoir de l'eau chaude. Bâche tendue dans le parc à bestiaux, on allume le samovar dans lequel, la neige fond rapidement. Le camp est monté pour cette nuit, on casse la croûte et on peut aller pister un peu avant la tombée de la nuit. En prenant bien soin de rester en lisère de forêt pour ne pas être trop visible, on inspecte les différentes combes et plateaux, on relève les pièges photographiques. Pour le moment il n'y a pas grand chose, un lièvre qui vient de passer, quelques traces plus anciennes de cerfs et de sangliers. Sur les caméras, on peut voir le passage régulier durant la semaine des cerfs et des sangliers. On a même plusieurs grands cerfs qui sont venus manger des lichens devant la caméra et s'affronter en sous-bois en plein jour. Un gros sanglier Attila est passer plusieurs fois. Ils sont bien là mais pas exactement dans cette zone. 

 Les cerfs mangent les lichens sur les branches des pins                            @Thierry Magniez
 

La nuit tombe et l'on poursuit les observations plus en altitude. Dans le noir, avec les lunettes infrarouges, on trouve enfin une zone de piétinement, là où les cerfs se sont affrontés, ces traces datent de ce matin probablement. Demain, il va falloir monter encore ils ont l'air d'être sur le plateau du haut. On retourne au camp, un peu de thé pour se réchauffer et hop dans les duvets pour une petite nuit dans la neige.

 Le matin, la météo n'est pas meilleure                               @Thierry Magniez
 

Au petit matin, pour repartir chercher les bestioles, il faut sortir des duvets, c'est toujours une étape un peu difficile, sortir de son cocon bien chaud dans le froid du matin pour enfiler ses vêtements. Plus c'est rapide, moins c'est pénible et il faut rapidement se mettre en activité pour se réchauffer. Une tasse de thé tiède de la veille, resté pourtant dans le thermos, permet de sentir un peu de chaleur. On ne perd pas de temps, on veut monter sur le plateau où les cerfs semblent actifs. On prend la même piste que la veille dans la nuit et on grimpe doucement à couvert. Régulièrement on débouche sur des petites zones ouvertes où nous approchons avec précaution et restons un bon moment en lisère pour tenter de déceler une activité ou un passage. Il neige toujours, le vent est un peu plus faible. On débouche enfin sur le plateau du haut où un cerfs est entrain de manger les lichens sur un vieux pin. Il nous repère en premier et rentre dans la forêt. On le laisse tranquille et on poursuit notre route en amont du plateau. Le paysage est splendide, le vent et la neige redoublent, on se retrouve dans le blanc presque total. Seules quelques silhouettes moins blanches sont parfois visibles sur notre progression. Là, il faut bien connaître son terrain et se repérer à la topographie car on perd tous les repères habituels. Le vent est de face, les flocons fouettent le visage et on avance les yeux plissés. Les flocons se déposent sur les cils et fondent doucement pour s'écouler en larmes doucement. D'un geste, le bord du gant essuie régulièrement les yeux pour y voir plus net. On se dit que ce n'est pas dans ces conditions que l'on va observer des bestioles quand devant nous juste sur notre trajectoire, on rencontre une belle piste de loup. Des grosses empreintes bien visibles, pas un flocon dessus, il est là dans le blanc autour de nous. Vu la profondeur de la piste, il a autant de mal que nous pour avancer dans cette neige profonde. On suit sa piste un moment pour voir où il va et il nous emmène en bordure de plateau à l'opposé de notre arrivée. On y trouve également de nombreuses traces de cerfs venus manger des arbustes. Ils laissent une trace comme un nid géant. Ces arbustes épineux forment des gros coussins avec la neige sur eux. Ils sont invisibles. Les cerfs les trouvent, ils enlèvent la neige en grattant et ils mangent les branches et les tiges ne laissant que les premières branches plus costaux. Une fois partis, ça donne l'impression d'un nid de 2 à 3m de diamètre.

 

Lors qu'un cerf a mangé un buisson qui se trouvait sous la neige                              @Thierry Magniez
 

Notre loup suit un moment les traces de cerf pour avancer plus facilement dans la poudreuse puis il fait une grande boucle doucement. « J'ai compris ! », il va remonter en coupant à couvert par la forêt vers la zone d'où il vient et sûrement remonter sur la crête où les pistes vont presque chaque fois. Nous abandonnons sa piste et montons plus en amont pour nous poster en lisière d'une zone plus ouverte où on aura peut être la chance de le voir passer, c'est là que j'en ai observer un, peut être lui, la semaine dernière. Il fait toujours aussi blanc quand on se pose au pied des deux gros vieux pins où je me poste souvent. La vue y est habituellement dégagée, on est abrité et caché par les deux arbres. J'aime rester là des heures à l’affût d'un passage. Mais aujourd'hui, pas de chance, la météo est vraiment mauvaise, on est dans le blanc. En arrivant, on voyait tout de même à 100m, maintenant la visibilité se referme, le blanc semble nous absorber doucement. On prend la décision de redescendre doucement, il faut tout de même retrouver son chemin. Skis et raquettes rechaussés, comme deux fantômes, on avance l'un derrière l'autre. Les quelques mètres qui nous séparent, paraissent plus long tellement il fait blanc. Pour ce retour au camp, nous avons le vent dans le dos et heureusement. Au bout de quelques minutes, on recroise la piste du loup. C'est toujours réconfortant quand on a imaginé sa trajectoire et que finalement sans le voir, il est bien passé là. La rencontre a été ratée de peu, une question simple question de visibilité. Il est parti en amont sur notre gauche, vers la crête où il y a les gros blocs avec de nombreuses cavités, il a probablement rejoint ses quartiers. Un peu plus loin, on trouve la piste qu'il a laissé lors de sa descente. Le retour au camp se fait presque à tâtons dans le blanc, plusieurs fois, nous perdons nos repères et c'est toujours grâce à la topographie que nous retrouvons la direction du camp.

Le loup que nous avons cherché à observer, ici pris au piège photographique                @Thierry Magniez


 

Il est 13h quand nous rentrons au parc à bestiaux où est le reste de notre matériel, juste le temps de se faire à manger, de démonter le camp pour ne laisser aucune trace de notre passage et de faire route inverse vers la voiture.

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