vendredi 13 mai 2022

Suivi d'une famille ours

Un des trois ourson de la famille, le plus timide                                @Thierry Magniez

L'histoire commence en début d'hiver, au moment où le froid a fait disparaître la nourriture, quand pour les ours, les réserves de graisses sont pleines et que le ventre est vide. Surveillant quelques tanières utilisées l'hiver dernier, je constate que certaines d'entre elles ont été visitées récemment. Sur deux tanière, j'installe discrètement et à distance, un piège photographique pour surveiller l'entrée. Deux semaines auparavant, une ourse a été photographiée par l'un de ces pièges dans le secteur d'une des deux tanières. 

La tanière de la famille pour cet hiver 2021/2022                      @Thierry Magniez

La semaine suivante en retournant sur la montagne, une surprise m'attend. Au niveau de la première tanière, plus de piège. On le sait, c'est toujours un risque de laisser ces pièges photographiques dans la nature mais ce qui m'attriste le plus, c'est que je ne sais pas si un ours est entré dans cette tanière. Un autre piège photographique, 100m avant la tanière sur la piste qui y mène, me montre le passage de deux chasseurs, il y a 3 jours. C'est peut être eux ? La deuxième tanière est 400m plus loin, j'y suis rapidement et là, même constat, plus d'appareil photographique.

Je ne suis peut être pas le seul à suivre l'activité de ces ours, l'adresse des tanières semble être connue par d'autres personnes. Un ami universitaire travaillant sur les mammifères sauvages ici en Turquie  m'expliquera par la suite que certains ours sont braconnés. Après la perte de ces deux caméras, je n'ai pas eu le goût de surveiller d'avantage ces tanières. 

La neige est tombée abondamment sur la montagne rendant son accès difficile. Durant tout l'hiver, je me suis retrouvé seul là-haut avec les cerfs et les loups. 4 heures de montée à pied dans la neige, il n'y a pas eu beaucoup de candidat. La neige est resté longtemps, plus longtemps que l'an dernier. Il y en avait tellement que les cerfs et les oiseaux ont terminé le stock de cynorhodon. A la sortie de l'hiver, l'année dernière, j'avais remarqué que les ours s'étaient rués sur les fruits de l'églantier. Cette année, ce ne sera pas possible, ils vont devoir trouver autre chose à se mettre sous la dent.

Les ski d'approche sont idéals pour les petites montagnes de l'Anatolie       @Thierry Magniez

Curieux, quand la neige a commencé à fondre, je suis passé par la zone des tanières pour voir si ils étaient de sortie. Une fois la neige entièrement disparue, il est plus difficile de suivre leurs activités. Les deux premières fois, c'est un beau manteau de neige immaculée que j'ai trouvé. Personne n'était réveillé. Puis début avril, ce fut la rencontre. J'ai déjà raconté cette journée ici. C'est le jours où j'ai découvert pour la première fois la famille. Ils sont 4, la mère et les trois oursons nés il y a un peu plus d'un an. Ce jour là, je les ai observés pendant presque une heure avant qu'ils retournent dans la tanière sans s'apercevoir de ma présence. C'était une de leurs premières sorties après l'hibernation.

Deux des oursons qui observent le paysage                                 @Thierry Magniez

Suite à cette formidable observation pendant laquelle, j'ai eu la chance de voir téter les oursons, j'ai essayé de les apercevoir à nouveau. Plusieurs jours d’affût dans le coin n'ont rien donné. La tanière était vide et ils circulaient déjà sur le massif. Il a fallu attendre plus de10 jours pour avoir des nouvelles. Une caméra surveillait l'activité des mâles au niveau d'un arbre qui sert de marqueur de territoire. C'est leur lieu de communication, chaque prétendant au territoire mord un peu l'écorce, s'y frotte le dos et y urine abondamment. La famille est passé par là et j'ai obtenu quelques images de leur passage. Ils sont toujours quatre. Ils sont passés en plein après-midi et ont retourné toutes les pierres du coin à la recherche de fourmis ou de larves bien nourrissantes. La femelle a parcouru doucement la zone et les trois oursons l'imitaient ou tournaient autour d'elles en multipliant les acrobaties. Je suis content de les savoir en bonne santé, tout semblait bien aller pour eux.

 
 

Afin de les suivre, je multiplie alors mes parcours et mes observations dans cette zone à la recherche d'indices. À plusieurs reprises, je trouve des traces d'une ours et d'ourson(s) mais sans savoir si c'est eux. impossible de les compter, de les identifier. Ce n'est pas toujours facile quand le sol commence à durcir. Puis, à l'autre bout du massif, des empreintes de pattes sur une piste boueuse permettent de confirmer leur passage. Ils sont partis bien loin sur une piste qui sort du massif. A ces indices, je me suis dis qu'ils étaient peut être partis sur une autre montagne.

La forêt est si grande, comment les retrouver dans ces immensités ?        

La semaine dernière, coup de chance, ils sont passés sur une autre caméra de la zone. L'occasion d'avoir de nouvelles images et de constater qu'ils sont tous les 4 en pleine forme. C'est vraiment formidable de pouvoir les suivre et d'avoir des nouvelles chaque semaines mais je me dis que c'est surtout énormément de chance car la zone qu'ils parcourent est très grande. Sachant qu'ils sont dans les parages, cette semaine, je circule discrètement dans les alentours de la dernière observation au piège photographique. Cette zone est encore humide, l'herbe pousse bien et je constate que quelques ours sont là, les crottes laissées récemment me montrent que c'est cette jeune herbe verte qu'ils mangent exclusivement en ce moment.


 

En fin d'après-midi, je passe voir le lac de la partie ouest à quelques kilomètres. Et voilà, je les ai retrouvés. Sur la rive, je constate les premières traces d'ourson bien marquées. Une zone un peu plus grande de boue permet de compter 3 oursons mais je me vois pas les empreintes de la mère facilement, elle est restée dans les herbes. Ces premières constatations me permettent de savoir que c'est probablement la petite famille qui est passée mais impossible de connaître la date du passage. En quittant la rive, je trouve d'autres traces. Les herbes sont couchées là où les ours sont passés. Les feuilles ne sont pas cassées, simplement pliées, elles n'ont pas eu le temps de se redresser. Par comparaison avec mon passage dans ces herbes, je sais qu'il faut moins de 24 heures pour que cette herbe fraîche et humide se redresse. Ils étaient donc là ce matin.

 

Ils circulent pas mal déjà, ça ne va pas être facile de les retrouver. Sur cette même prairie, je peux voir, à certains endroits que l'herbe est coupée, broutée. Je retrouve pas moins de 5 belles crottes d'ours. C'est donc un bon endroit pour les observer, la petite famille y était ce matin et d'autres gros ours y sont venus avant eux pour s'alimenter. 


Je quitte ce lieu pour aller vérifier un autre piège photographique posé sur un arbre à ours. Sur place , je constate le passage d'un beau mal qui est venu marquer son territoire. Il y venait déjà l'an dernier, c'est un habitué de cette arbre.

Un des mâles du secteur marquant son territoire sur cet arbre         @Thierry Magniez
 

Il est temps de rentrer. Je reprends la piste pour contrôler un dernier piège en route mais en passant à proximité d'un autre lac, je me dis que si j'étais un ours, c'est là que je viendrais ce soir pour brouter l'herbe tendre. Alors écoutant mon instinct, je vais m’asseoir au pied d'un des gros sapins de la clairière à proximité de l'étang. En marchant sur la piste, j'ai constaté que deux beaux ours sont passés récemment ainsi que de nombreux loups. On a des chances de rencontrer du monde ici. Quelques branches pour me cacher un peu, je mets l'appareil photographique sur pied. Connaissant ce lieu, je sais que les ours arrivent souvent par la pente forestière à laquelle je fais face. L'attente commence. L'absence de vent laisse entendre les moindres murmures de la forêt. L'attente se remplit chaque instant de ces multiples petits bruits qui permettent d'imaginer la vie tout autour. Malgré cette vie qui chatouille les oreilles, les yeux cherchent désespérément une forme, un mouvement, une ombre. Certains bruits sont tellement faibles ou loin qu'ils se confondent avec des rêves. L'affût est un art, quel que soit le lieu, nos sens perçoivent de nombreuses informations et le cerveau les interprète différemment afin de nous offrir des représentations imaginaires, des interprétations originales de ce qui nous entoure. Parfois on s'endort et l’affût continue dans le rêve.

C'est au bout de 45 minutes que mon attention se porte sur un discret bruit venant de la pente forestière d'en face. Jumelles aidant, je scrute le sous-bois par les nombreux petits espaces entre les branches et les troncs. Plus de bruit, pas de mouvement, c'est peut être une hallucination. Un autre bruit m'occupe les minutes suivantes sur ma gauche cette fois ci. Sans suite.

Il est temps de rentrer, on m'attend à la maison.
Alors que j'écarte les quelques branches qui me servent de vêtement forestier, c'est encore dans la pente qu'il me semble entendre un nouveau bruit mais n'en étant pas certain, je ne prends même pas la peine de remettre les branches sur moi avant de plonger mes yeux dans les jumelles.

Un sourire.
Un frisson.
Je viens de comprendre.
Rapidement je remets les branches de sapin sur moi et positionne l'appareil photographique. Cherchant en direction des craquements qui parviennent à mes oreilles, je distingue dans la cohue forestière une masse qui glisse le long du tronc d'un vieux sapin. Les nuances blondes, presque argentées me permettent de savoir que c'est un ourson.
Est il seul ?
Va-t-il venir jusqu'à la clairière ?
Les bruits se rapprochent. Un craquement de branche. Des griffes font crier l'écorce d'un sapin. Les écailles des pommes de sapin tombées au sol font comme un terrain miné de chips. Scrounch, scrounch, scrounch, ça se rapproche. Je sourie car souvent je maudis ces « chips » quand je veux progresser discrètement en sous-bois. Pour une fois, leurs « scrounch » me sont utiles. Je quitte les jumelles pour l'appareil photographique et scrute la lisière du bois. Le première arrive ! 
 
 
Sans précaution, comme un enfant tout fou, il gambade entre les herbes et les branches pour entrer dans la clairière. Le temps d'un premier cliché, le deuxième entre dans le cadre. Je suis maintenant presque certain que ce sont eux. Je les reconnais. La petite famille. 
 
 
Maintenant la mère sort discrètement du couvert forestier avec le troisième ourson. Les deux premiers,  ayant pris de l'avance, semblent avoir peur de rien, ce qui contraste fortement avec la mère et le troisième ourson. La mère est prudente, elle avance doucement l'oreille pivotante comme un télescope qui surveille les alentours. Le troisième ourson est collé à elle, ils entrent en clairière petit à petit. Les deux plus fougueux ont déjà parcouru la clairière jusqu'à l'étang à plusieurs reprise. L'un est entrain de boire et le second fait des bonds dans l'herbe verte.

 

La mère et le troisième ourson sont encore timidement en lisière. Tête en l'air, elle renifle, elle observe, elle écoute. Elle ne doit pas pouvoir me repérer, j'ai le vent de bon côté. La confiance l'envahit doucement, elle avance et commence à brouter l'herbe. Tout est calme, l'agitation de l'arrivée sur les lieux est retombé. J'ai l'impression d'avoir quatre vaches qui broutent à quelques dizaines de mètres de moi. Régulièrement l'adulte redresse la tête pour surveiller tout autour. L'herbe est dense de leur côté, je ne pense pas qu'ils viendront dans ma direction. 

 

Quelques minutes s'écoulent rapidement et il se passe quelque-chose. L'ourson le plus proche du chemin d'accès à la clairière se dresse brusquement sur ses pattes arrières. Il semble faire des efforts pour mettre sa truffe le plus haut possible. Le second fait de même. Droit comme des "I", ils avancent ainsi sur plus de dix mètres puis tournent sur eux même. 

 

Quelques vingt mètres plus en arrière, la mère est alertée. Elle et son ourson satellite se dressent, à leur tour, pour humer l'air. Le vent vient de la piste qui mène à cette clairière, leurs oreilles, leurs museaux, leurs regards cherchent dans cette direction. Je suis à l'opposé mais j'ai tout de même un doute, j'espère qu'ils n'ont pas senti mon odeur.


Puis c'est la déroute. Retour sur quatre pattes, direction le couvert forestier et disparition éclaire.
C'était formidable. Je suis heureux de cette nouvelle rencontre et j'écoute s'éloigner les bruits de leur départ. Dans la piste qui mène à l'étang, il y a du bruit aussi. C'est ce qu'ils ont repéré. J'attends un bon moment mais les bruits s'éloignent doucement jusqu'à disparaître. Je sors de ma cache, emprunte la sente pour retourner à la vie des hommes et croise la piste fraîche qu'un gros ours qui n'est sûrement pas très loin.

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